Curriculum VitaeFilmsInstallationsExhibitionsBibliographyNewsContact

Search

Magyar

Bibliography

La famille Bartos et la série "Hongrie privée" de Péter Forgács - ou comment rendre l'Histoire sensible.

Roger Odin IRCAV, Paris 3 2005 0 0

Avec La famille Bartos (1988), Péter Forgács  inaugure une série de films consacrée à l'histoire de la Hongrie. Actuellement, la série comporte douze films — La famille Bartos (1988), Dusi & Jenő (1989), Soit... soit (1989), Le journal de Mr N, (1990), D-Film (1991), Photographié par Làszló Dudás (1991), Le dictionnaire de la Bourgeoisie (1992), Notes d'une femme (1992-94), Le pays de rien (1996), Chute libre (1996), La Loterie (1997), Le baiser de Kadar (1997) — mais sans doute n'est-elle pas achevée. Tous ces films relèvent de la tradition du film de montage, du film d'archive1, on dit aussi du found footage2. Plus précisément, ils appartiennent à un courant particulier de ce mouvement : le remontage de films de famille. Ce courant englobe des productions très différentes que l'on peut grossièrement regrouper en quatre grandes catégories : les films à tendance psychologique (journaux intimes, lettres, autobiographies) qui mobilisent les films de famille au profit d'un retour sur le vécu 3, les montages à vocation spectaculaire, comiques (ex. : Vidéo Gag) ou dramatiques (ex. : les accidents en série de Real Tv ou de Plein les yeux), les productions expérimentales artistiques (films, vidéos, installations4) et les films documentaires5. Les films de Péter Forgács  se situent au croisement de ces deux dernières catégories : Péter Forgács  est un artiste expérimental (il a réalisé des performances, des installations, des vidéos : Le cas de ma chambre, deux nids, 1992, Totems hongrois, 1993, La visite, 1999, L’Exode sur le Danube, 2002) qui a consacré une partie de son travail à des films documents. On verra ce qui se joue dans ce croisement.

   Plutôt que de survoler la totalité des productions constituant la série Hongrie privée, j'ai choisi de faire une analyse du premier film de l'ensemble : La famille Bartos, dans lequel Péter Forgács pose les principes de son utilisation du  film de famille comme document.

   L'utilisation des films de famille comme documents est sans doute le facteur qui a le plus contribué à donner crédit à ces productions méprisées que sont les films de famille. Aujourd'hui, le phénomène a pris une ampleur incroyable ; le nombre de productions documentaires convoquant des films de famille ne se compte plus en particulier à la télévision6. A l'initiative d'André Huet, le créateur et le réalisateur de la première émission journalière de ce type (à la Radio Télévision Belge), une association internationale (Inédits) s'est crée regroupant tous ceux (réalisateurs, chercheurs, archivistes) qui s'intéressent à cette question7. Preuve de  l'importance prise par ce sujet, la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film) a mis le thème du film d'amateur comme document au programme de deux de ses congrès (en 1984 et en 1988) et lui a consacré un numéro de sa revue (Journal of Film Preservation)8. Un peu partout dans le monde, des cinémathèques ouvrent des fonds de cinéma amateur, voire même se spécialisent dans la conservation de ces images : Forum des images à Paris, Cinémathèque de Bretagne, de Monaco; Cinémathèque basque, Cinémathèque d'Andalousie, Musée d'ethnographie de Conches (Suisse), North West Film Archive (Manchester), Scottish Film Council (Glasgow), Smalfilmmuseum (Pays-Bas), etc.9. Péter Forgács, lui même, a créé à Budapest le Fonds de Photographies et de Films Privés (1983). Il est intéressant de noter que la création de telles archives se fait souvent dans des espaces (Bretagne, Pays Basque, Ecosse, etc.) ayant des problèmes identitaires. C'est précisément le cas de la Hongrie confrontée dans son histoire à la question de l'existence nationale au sein d'un empire et soumise à des occupations multiples depuis de nombreuses années. Le choix par Péter Forgács de parler de l'histoire de la Hongrie à travers un remontage de films d'amateur a sans aucun doute quelque chose à faire avec cette situation : s'il est vrai comme le dit Pierre Nora qu'"il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire"10, il est compréhensible que vivre dans un pays à la mémoire déchirée comme la Hongrie conduise un réalisateur soucieux de s'interroger sur l'histoire de son pays à se tourner vers ces lieux de mémoire que sont les films d'amateur pour les transformer en Histoire.

   Reste que le film d'amateur est un lieu de mémoire particulier, un lieu de mémoire privé pour lequel nous sommes des étrangers. Aussi, Péter Forgács  s'attache-t-il très rapidement à nous donner les éléments pour nous permettre de nous repérer dans la famille Bartos. D'abord, par un plan d'ensemble (la famille jouant avec ses chiens dans un jardin) au cours duquel le commentaire nous introduit aux différents membres de la famille : "le chef de famille" (cadré au centre de l'image, le vieux Bartos est en train de faire des extenseurs, puis il les passe au plus jeune des enfants : Ottó), "à côté, la mère" ... "et là, les deux frères, Ödön et Ottó " ; "Zoltán est derrière la caméra". Ensuite, après un petit intermède (toujours dans le jardin, Ödön esquisse quelques tours de valse avec sa mère), par une série de gros plans individuels. Ces plans mettent en œuvre une triple structure présentative. Au niveau du commentaire, des phrases déictiques introduisent chacun des membres de la famille : "le chef de famille, Armin Bartos", "son épouse", "et voilà  Zoltán, l'aîné, qui a tourné plus de cinq heures de films avec une Pathé Baby 9,5mm en 30 ans", "Ödön, le deuxième frère" (c'est un costaud qui pose à coté de son cheval),  "voilà Ottó le frère cadet". Au niveau des images tournées par Zoltán  Bartos, suivant une figure très fréquente dans les films de famille, les personnages regardent vers la caméra, c'est à dire vers nous11. ; certains s'adressent même directement à nous : Amin et Zoltán nous saluent en soulevant leur chapeau, le petit Ottó nous envoie une série de baisers avec la main. Enfin, chaque plan se termine par une intervention directe de l'énonciateur, un arrêt sur l'image : Péter Forgács entend ainsi nous signifier que ces personnages "nous regardent" (nous concernent).

   Mais en quoi ces personnages peuvent-ils bien nous concerner ? pourquoi nous intéresser à la famille Bartos ? les images d'une seule famille peuvent-elles constituer un corpus intéressant ? ne peut-on penser qu'elles constituent un échantillon bien trop limité ? que peuvent-elles nous apprendre qui soit généralisable ? et puis, une famille est-elle un lieu favorable pour réfléchir et faire réfléchir sur l'histoire de la Hongrie ? On reconnaît là les questions classiques de la micro-histoire12, genre dans lequel le film revendique son inscription : "La saga des Bartos est un roman de famille hongrois, reflet d'une histoire privée". On connaît également la réponse apportée par les théoriciens de la micro-histoire : le changement d'échelle permet de mettre en évidence des choses restées inaperçues à l'échelle macro-historique, soit en nous faisant voir des choses nouvelles, soit en nous faisant voir les choses autrement. Quelles sont donc ces choses que Péter Forgács veut nous faire découvrir ?

   La séquence introductive du film propose d'emblée une piste : "Le monde vu par Zoltán Bartos13. Commentons rapidement cet énoncé programmatique. Outre qu'il manifeste un respect du cinéaste amateur qui tranche avec bien des films de montage où l'on mélange allègrement des images de sources différentes sans faire référence à leurs auteurs, il marque la volonté de faire du processus de médiation le sujet central du film. Du coup, le fonctionnement habituel de la référence cinématographique est modifié : au lieu de la réalité au présent, ce sont des représentations qui nous sont données à voir, des représentations assignées à un Sujet.

   Les films de Zoltán  Bartos affichent la volonté de leur auteur de montrer le monde. Même s'ils en gardent certaines caractéristiques, ils relèvent moins du "film de famille" traditionnel, tiré sans "intention préalable"14, mal filmé et montré tel quel sans montage, que du "film d'amateur"15, en ce sens qu'ils manifestent un réel désir de "faire du cinéma". Certains passages sont visiblement mis en scène, d'autres reposent sur de petits scénarios montés ou tournés-montés. Des titres introduisent les séquences ou viennent localiser et dater ce qui a été filmé. Parfois, nous ne sommes pas loin du témoignage ou du document. On sent que Zoltán  Bartos s'intéresse aux changements qui affectent le monde dans lequel il vit et qu'il se sert du cinéma pour en garder la trace. On comprend que Péter Forgács  ait été séduit par ces films et qu'il ait eu envie de nous les donner à découvrir.

   "Nous allons voir ...". Péter Forgács  nous invite à explorer avec lui "le monde vu par Zoltán  Bartos". En même temps est posé un contrat de lecture réflexif à deux niveaux énonciatifs : l'intervention de Péter Forgács  fonctionne comme un méta-discours par rapport au discours tenu par Zoltán  Bartos sur le monde. D'une certaine façon, on pourrait dire que Péter Forgács  effectue une analyse sémiologique, par le film, des films de Zoltán Bartos, une analyse sémiologique "poétique"16. Il conviendra d'étudier comment Péter Forgács  travaille les films de Zoltán de façon à en faire surgir la signification profonde, la signification cachée (ce que les films disent par delà l'intentionnalité explicite de leur auteur) : le sens social ou historique, mais aussi, parfois, la vérité intime des personnages. Enfin Péter Forgács  précise les deux points sur lesquels il souhaite nous voir porter notre attention : d'une part, la description de la vie privée d'une famille bourgeoise ("Nous allons voir quelques extraits de la vie mouvementée d'une famille bourgeoise), d'autre part la relation entre Histoire et vie privée ("depuis la grande crise économique mondiale jusqu'à la mort de Staline en passant par la guerre). Ce sont ces deux pistes que je vais suivre désormais.

La vie d'une famille bourgeoise de Budapest dans les années 30.

   Le monde vu par Zoltán  Bartos, c'est d'abord sa famille. En multipliant non seulement en début de film (comme nous l'avons déjà vu), mais tout au long du film, les indications sur le statut familial des personnages, en donnant à ces indications une forme insistante (par la combinatoire parfois redondante entre commentaire et sous titres), Péter Forgács nous fait éprouver presque physiquement le poids (la pression) de la structure familiale bourgeoise. C'est d'ailleurs cette structure qui informe tout le film à travers les principaux intertitres qui en délimitent les grandes parties :  "le père et ses trois fils", "le père", "les frères, Zoltán, Ödön et Ottó", "Ödön", "Klára Varsányi, la seconde épouse d'Amin Bartos", "Ottó", etc. La façon dont Péter Forgács  introduit les différents membres de la famille Bartos vise à nous rendre sensible le caractère hiérarchisé de la famille bourgeoise. Il y a d'abord le père, "le chef de famille", puis les trois frères, Zoltán, Ödön et Ottó (un plan nous les donnent à voir marchant ensemble dans notre direction). Les femmes, elles, sont un peu en retrait. Dans la séquence d'ouverture, la mère apparaît quasiment de dos et quand elle fait l'objet d'un gros plan, c'est très brièvement, dans un plan qui semble comme tiré à la sauvette ; elle est la seule à ne pas poser ostensiblement face à la caméra comme le font les hommes de la famille. De plus, dans le commentaire et les sous-titres, les femmes ne sont jamais introduites pour elles-mêmes, mais dans leur relation avec les hommes : la mère, l'épouse, la seconde épouse, la fiancée, etc.

   Pourtant, le film relève qu'un bourgeois ne saurait se passer d'une épouse. Qu'une épouse décède et le bourgeois se remariera au plus vite : "huit mois après la mort subite de Mme A. Bartos", nous dit le commentaire, Amin épouse Klára ; plus loin, le commentaire notera encore que "le vieux Bartos s'est remarié une troisième fois, après la guerre". Le film nous fait également comprendre que les mariages se font à l'intérieur d'un cercle de connaissances de proximité quitte à se déclasser (Klára est l'ancienne femme d'un employé de Bartos, Devi, avec lequel elle a divorcé) ou à prendre la suite d'amis (Zoltán épousera Clary, la femme de son ami Sugár, décédé pendant la guerre). L'essentiel est d'être marié : à la fin du film on apprendra qu'Ottó, le frère cadet, "s'est marié après la guerre".

   Le chapitre consacré à "Ottó" nous fait assister à ce que l'on peut appeler "la fabrication" d'un bourgeois. Le film résume le parcours d'Ottó depuis sa naissance jusqu'à son entrée dans le monde du travail, sur le mode du "sommaire" (Genette) : une succession d'états séparés par des ellipses temporelles. La structure énumérative (une suite de phrases et de plans brefs)  produit un effet mécanique, comme s'il s'agissait simplement de remplir les cases d'un formulaire, comme si tout était déjà programmé. Ottó bébé : plan d'une photographie de bébé comme il y en a dans tous les albums de famille bourgeoise. Ottó enfant : Ottó avec son grand père (ce dernier l'invite à venir saluer la caméra ; depuis leur plus jeune âge, les fils de bourgeois sont ainsi dressés à l'art de la présentation) ; Ottó qui prend son petit déjeuner avec son papa. Puis ce sont les premiers apprentissages sociaux : Ottó faisant son numéro de danse devant la caméra ; Ottó "à l'école des bonnes manières" dans une petite scène charmante avec Pirko : il lui avance sa chaise longue, lui met un coussin, lui offre un bonbon, etc. Le passage à l'adolescence est marqué par l'entrée au lycée ; le commentaire souligne l'évidence de la chose, son caractère "naturel" : "Ottó est déjà au lycée ... avec Edith la fiancée de son frère aîné" (tous les petits bourgeois d'une même classe d'âge suivent le même parcours). Puis c'est le service militaire (plan d'Ottó en tenue de soldat faisant le salut militaire, bras tendu), l'acquisition de qualifications universitaires (filmé sur le balcon de la maison, Ottó contemple sous le regard bienveillant de son frère Ödön, le diplôme de droit qu'il vient de recevoir) et l'affirmation de ses capacités physiques : "Ottó était fort en escrime, en équitation et en vol à voile", nous dit le commentaire sur des images de planeurs (on voit ici le résultat du passage des extenseurs par le grand père dans le premier plan de présentation de la famille). Enfin, l'entrée dans la vie professionnelle vient clore ce parcours initiatique : "Ottó travaille chez son frère Zoltán ...". Désormais Ottó fait partie intégrante de la société bourgeoise.

   Dès le début du film, Péter Forgács  pointe cette relation entre l'économique et le familial comme une des caractéristiques de la société bourgeoise. Le père, "le chef de famille" est aussi "le P.D. G. de la Société d'industrie du bois". Dans le chapitre qui lui est consacré nous le suivons conduisant une sorte de visite guidée de ses ateliers au bord du Danube en compagnie de son conseil d'administration : "le père, le grand bourgeois, en visite de travail à la fabrique de parquets et au dépôt de bois" dit le commentaire. Il est rare dans un film de famille de trouver des séquences consacrées au travail. Que Zoltán  Bartos (à la demande de son père ?) ait décidé de filmer une telle visite est assurément significatif de la mentalité bourgeoise. Sans vraiment y insister le commentaire note également que nous sommes dans le régime de la reproduction et des héritiers : comme son  père, "Zoltán est lui aussi devenu entrepreneur dans l'industrie du bois", il a ouvert "une usine et un magasin de bois"  et "Ottó travaille chez son frère en tant que commis voyageur".

   Mais le plus intéressant est la façon dont nous est montré la relation au monde du travail. Lors de la visite guidée de l'entreprise Bartos, le film nous fait pénétrer dans les ateliers où les ouvriers s'affairent à scier des planches. Alors que, jusque-là, le film s'était contenté de nous faire entendre de la musique, il  restitue le bruit des ateliers, en particulier les bruits de scies. Un peu plus loin dans le film, entre deux plans qui nous montrent Zoltán  Bartos posant devant son magasin, le film donne à voir les travailleurs du bois qui transportent d'énormes planches pour les mettre dans une charrette. Là encore, la bande son restitue le bruit de la rue et celui des planches qui tombent dans la charrette. Puisque le cinéma amateur de l'époque était muet, le spectateur sait que ces bruits sont le résultat d'un travail de  post-production et qu'ils ne peuvent avoir d'autre énonciateur que Péter Forgács. Du coup, on ne peut que leur rechercher une signification intentionnelle qui dépasse leur simple ancrage diégétique d'autant que le montage invite à la construction d'un système d'opposition : si la famille Bartos est associée à la musique, dans les deux séquences, le bruit est associé au travail des ouvriers ; comme si l'on retombait soudain dans la réalité, dans le concret (tout bruit évoque sa source de façon concrète). Sans l'expliciter, le film conduit ainsi le spectateur à la prise de conscience que c'est le travail bien réel des autres qui permet aux bourgeois de "bien vivre", comme le dit le commentaire à propos de Zoltán Bartos ("il avait une usine et magasin qui lui permettaient de bien vivre").

   Le film fournit une description de cette vie heureuse de bourgeois. Elle est centrée autour d'un certain nombre d'objets que les films de Zoltán  Bartos exhibent comme autant de signes extérieurs de richesse : le cheval d'Ödön ("Joli"), la voiture Chrysler du père (au passage le film lie la voiture à la relation amoureuse : c'est dans la Chrysler du père qu'Ödön emmène sa fiancée à Marienbad,  la station à la mode des gens riches), le trousseau que Zoltán offre à sa femme (manteau de vison, gilet de lapin, escarpins, tenues de bain, et qui donne lieu à une séance d'essayage sur le balcon), le chronomètre de Zoltán, filmé en très gros plans, etc.   Les films de Zoltán  Bartos décrivent aussi les loisirs de la classe bourgeoise : la plage, la danse, les repas sur la terrasse des restaurants de luxe, les grands hôtels, les courses de voiture, la tradition du voyage de noces et du voyage à l'étranger, les réunions mondaines, la composition de chansons. Grâce à un enregistrement de sa voix,  Zoltán nous explique lui même comment, il s'est mis à composer des chansons (le film nous en donne à entendre plusieurs), à la suite d'un pari. Pour un bourgeois, la musique n'est qu'un jeu mondain.

   Le cinéma fait partie de ces distractions collectives. Comme il s'amuse à écrire des chansons, Zoltán s'amuse à faire jouer les membres de sa famille. Ainsi, Ödön se produit-il dans une saynète à la Méliès, faisant apparaître successivement son manteau, son chapeau et sa femme. Le film donne à voir plusieurs de ces petites mise en scènes amateurs : la démonstration de danse d'Ottó, celle de Véra, la fille de la seconde femme d'Amin, le sketch de "l'école des bonnes manières" d'Ottó et Pirko. Parfois cinéma et composition musicale se combinent pour donner naissance à une chanson filmée (un des grands genres du cinéma amateur). Sur une chanson de sa composition ("si l'amour est un crime et vous aimer est un crime, alors, je suis criminel ... mais ton baiser n'est pas un crime ..." ), Zoltán se met en scène : on le voit d'abord en gros plan (c'est le plan que nous avons déjà vu lors de sa présentation en début de film) qui attend sur un banc ; impatient, il sort son chrono et l'actionne à plusieurs reprises ; enfin, arrive Bibus ; Zoltán l'emmène se promener, mais refuse de lui payer Gellereau (Gerbaud ?), la meilleure pâtisserie de Budapest ("il refuse tout ; par caprice, il dit non à tout" dit la chanson) ; Zoltán la console en lui achetant une gâterie dans la rue, puis il croise une autre femme de sa connaissance qui lui sourit ce qui suscite la bouderie de Bibus ; enfin, il lui propose de faire un tour en taxi. Le dernier plan montre Bibus qui tire le rideau de la fenêtre arrière tandis que le taxi s'éloigne.

   Le cinéma est intégré à la vie de la famille Bartos. C'est un opérateur de lien familial, un catalyseur, un go between entre les membres de la famille. C'est aussi, et Péter Forgács nous le fait comprendre très clairement, une façon pour les bourgeois de se survivre. Zoltán apparaît comme tout particulièrement obsédé par ce souci de conservation puisqu'il va jusqu'à enregistrer sa voix. Mais la série ne s'arrête pas là : dans la famille Bartos, le cinéma et l'enregistrement sonore sont les pendants de la statue de marbre qu'Amin, le père, a commandé au sculpteur le plus recherché de l'époque pour le tombeau de sa première épouse. Pour le bourgeois, filmer, graver un disque, faire réaliser une sculpture, relèvent du même geste, de la même préoccupation : inscrire la vie de sa famille dans la matière, pour l'éternité.

   Dans cette perspective, l'obsession de présentation prend une signification jusque-là non aperçue : en s'adressant à la caméra, Amin, Ödön, Ottó, Zoltán, et les autres ne s'adressent pas qu'à la caméra (ou à celui qui est derrière), ils s'adressent aux spectateurs du futur, à nous, à l'éternité. L'obsession de présentation pointe une des spécificités du cinéma amateur bourgeois : on tourne dans le présent en pensant au futur. Quand le bourgeois filme, ou se fait ou se laisse filmer, il s'oriente d'après des critères futurs et se met à penser : "voilà comment je serai vu dans le futur". Ainsi, au lieu de fixer la présence dans l’instant, le film de famille construit pour le futur un état qui sera éprouvé comme conforme à l'idée que le bourgeois veut qu'on se fasse de lui17. Ainsi considéré le film est un instrument idéologique visant à pérenniser la  bourgeoisie.

   Mais Péter Forgács  ne se contente pas de pointer cette dimension sociale des films de Zoltán  Bartos. Il met en évidence les moments où sous les apparences (ces hommes toujours dignes avec leurs chapeaux et leurs manteaux), le vernis se fissure, où le refoulé fait retour, car il y a toujours un moment dans le film de famille où le caché se révèle, ou le cinéaste se lâche.

   Une très curieuse séquence nous fait ainsi partager la réaction d'Ödön à l'annonce de la mort de sa mère. On commence par voir Ödön, sa femme Klára et Ottó assis face à la caméra ; tous les trois regardent la caméra ; puis Ödön sort une lettre qu'il place devant son œil, on dirait qu'il va la déchirer. Un fondu enchaîné très long, accompagné d'une musique dramatique, introduit à un flash back : des membres de la famille viennent saluer la mère. Puis le film fait retour sur le plan que l'on a vu au tout début du film dans lequel Ödön danse avec sa mère dans le jardin ; cette fois-ci le plan est ralenti, le mouvement décomposé ce qui lui donne un statut d'image mentale, d'image souvenir un peu inquiétant. Suivent des plans très étranges montrant Ödön adulte et sa maman qui lui donne la fessée, puis Ödön qui pleure sur un banc et se cache le visage dans les mains. Là encore, sans commentaire, le film cherche à nous fait partager le drame vécu par Ödön, pointant sa dépendance à l'égard de sa mère, ses tendances régressives, sa recherche d'un plaisir masochiste, son incertitude face à la différence sexuelle (actif vs passif). Cette face d'Ödön est en opposition radicale avec la face virile du personnage qui nous avait été donnée à voir jusque-là : Ödön posant, les biceps saillants, à côté de son cheval ou traversant une prairie au grand galop tandis que le commentaire insiste sur sa position de responsable de chantier. La séquence se termine au cimetière sur la tombe de "Mme Armin Bartos, née Aranka Bleha ... , morte à 47 ans" ; toute la famille est là qui essuie ses larmes ; l'image elle même semble se décomposer ; attaquée, piquée, elle grouille d'éclats blancs qui la minent de l'intérieur. La fragilité du support cinéma manifeste la fragilité intérieure des membres de la famille bourgeoise.

   Une autre séquence est encore plus étonnante. Elle commence comme une comédie musicale sur une chanson de Zoltán  Bartos : "Aurais-je quelqu'un cet été mon ange ... ". Devant la caméra, Zoltán gesticule comme un chef d'orchestre qui chercherait à dynamiser ses musiciens ou comme un présentateur qui voudrait soulever l'enthousiasme de la foule. Puis la caméra effectue un aller retour sur une rangée de visages de jeune filles filmés en gros plans qui saluent l'opérateur et lui sourient au passage. Puis la caméra suit, en très gros plan, au ras du sol, une main baladeuse qui caresse successivement les mollets des jeunes filles remontant le long de la jambe de la dernière ; sur ce plan, une musique inquiétante succède à la chanson légère de Zoltán  Bartos. Le film nous fait ensuite assister à une série d'embrassades violentes tirées en contre jour avec un éclairage très sombre. Au bord d'un quai, un homme saute sur une femme qui se tenait là assise sur un banc ; il lui caresse les jambes, tente de l'embrasser. Un autre qui marche à coté d'une femme sur un trottoir est pris soudain d'une pulsion irrésistible et se précipite pour l'embrasser. En gros plan, un homme embrasse de force une femme qui se débat ; le plan dure interminablement. Puis vient une petite histoire expresse en deux plans : sur une route, deux femmes en manteau de fourrure croisent une calèche où se trouvent deux hommes en chapeau et manteau ; elles tournent la tête ; dans le plan suivant hommes et femmes marchent en couple sur la route ; les femmes sont en chemisette, les hommes en veste ; chacun porte au bout d'un bâton ses vêtements. Que s'est-il passé dans l'ellipse ? Suivent une série de plans très inquiétants : un plan de lac, en contre jour, avec au premier plan, la silhouette d'un homme qui nous regarde ; un train qui troue la nuit d'un panache de vapeur blanche ;  là encore, un homme arrive en gros plan et regarde la caméra ; puis ce sont des  plans de paysage de neige ; l'ombre des arbres zèbre la neige ; bientôt on entrevoit l'ombre d'une femme puis l'ombre d'un homme (celle du cameraman ?) qui la suit. La séquence se termine sur des initiales ZB tracées dans la neige.

   En termes de structure, cette séquence correspond à ce que Christian Metz a dénommé "le syntagme en accolade"18 : une suite de plans renvoyant à un même thème ; ici la séquence invite à mettre en série des bribes de fiction qui toutes manifestent l'irruption violente du désir. Le caractère agressif des contrastes, le contre-jour, les ombres, les plans bougés donnent toute sa force à la dimension plastique des images, produisant un effet de "séduction et de frayeur spéculaire"19. Kristeva remarque que "cet effet s'obtient de façon maximale, lorsque l'image elle-même signifie cette agressivité" ce qui est le cas ici, et que "plus c'est bête mieux c'est"20; ce qui est encore le cas ici. Ce qui compte c'est que le spéculaire agisse directement par sa force plastique. Les derniers plans de neige sont remarquables à cet égard : on se croirait en plein film noir ou expressionniste. La signature finale semble laisser entendre que le montage de cette suite de plans est de Zoltán lui-même (mais on ne saurait en être certain), toutefois une chose est assurée, les plans sont de lui et il ne s'agit pas de lapsus21 ; ces plans très troublants ont tout à fait consciemment été mis en scène et tournés par Zoltán dont ils révèlent un aspect de la personnalité que les images précédentes ne laissaient pas supposer : un coté un peu obsédé (de fait les films de Zoltán comportent de nombreux plans de mollets ou de jambes de jeunes femmes), un caractère violent, un peu inquiétant. Un autre montage effectué par Zoltán lui-même pointe un côté presque sadique du personnage : deux mains (vraisemblablement celles de Zoltán) présentent deux mignons lapins blancs sur un fond noir, suivi d'un plan de ces lapins transformés en gilet de fourrure porté par la fiancée de Zoltán .... Ces plans assurément nous révèlent quelque chose de la vérité du Sujet Zoltán Bartos, un Sujet clivé entre ordre et désordre, entre paraître et passion, entre civilité et violence.

   Les théoriciens de l'histoire privée ont souvent souligné la difficulté de connaître autre chose que la face externe, publique, du privé. Ricœur note même que "ce qu'on ne voit pas et qu'on ne doit pas s'attendre à voir, c'est le vécu des protagonistes"22. Le film tente ici de passer de l'autre côté du miroir, de faire surgir l'intime et affleurer l'inconscient, même s'il s'agit toujours de reconstructions symbolisées.  

Le monde bourgeois et l'Histoire : chronique d'une mort annoncée

   Une autre grande question de la micro-histoire est de savoir quelles sont les relations entre le niveau micro et le niveau macro, entre la sphère privée et l'Histoire. Les films de Zoltán nous montrent l'Histoire "vue d'en bas" (à partir de la vie quotidienne de la famille Bartos). De ce point de vue, le film se divise en deux grandes parties : avant et après l'irruption de l'Histoire (1938 ; mais, de fait, ce sont trois mouvements qui demandent à être distingués.

   Premier mouvement : Péter Forgács met en évidence l'indifférence à l'Histoire manifestée par la société bourgeoise, une indifférence qui apparaît comme proportionnelle à l'attention que les bourgeois portent à leur propre personne et à leur désir de vivre heureux. Ce mouvement correspond à la première partie du film (la description de la vie bourgeoise).

   On ne peut qu'être frappé par l'absence radicale, durant toute cette partie, de toute référence à un quelconque événement historique. Le seul plan où un acteur de l'Histoire apparaît : le régent (et encore est-il filmé de très loin : sans le commentaire on serait bien incapable de savoir qui est en train de monter à la tribune), c'est sur le mode strictement anecdotique et dans une séquence qui n'a rien à faire avec l'Histoire, mais qui, au contraire, est intégrée à la vie privée de la famille Bartos : elle est allée assister à une course d'automobiles.

   Non moins frappant est le type de temporalité instituée par le montage (c'est le privilège du cinéma que de pouvoir nous faire partager directement un rapport au temps) : une temporalité non narrative et non chronologique (on passe de 1931, date où Armin prend sa seconde épouse, à 1922, au début du chapitre sur Ottó, puis on saute à 1933, etc.), en somme le contraire de la temporalité historique. Certes, on trouve des fragments chronologiquement construits (le sommaire de la vie d'Ottó) ainsi que des micro-récits isolés (Ottó et Pirko), mais on ne saurait dire que cette partie nous raconte l'histoire de la famille Bartos de 1928 à 1938. De fait, on l'a déjà vu, elle est structurée de façon thématique autour des membres de la famille, avec, en termes de construction syntagmatique, une nette prédominance des plans autonomes, des scènes, des syntagmes monstratifs ou en accolades. Cela ne signifie certes pas que cette partie ne manifeste pas un rapport au temps, mais il ne s'agit pas du temps linéaire et vectorisé de l'Histoire.

   Comme le marque la répétition de nombreux plans (par exemple, tous les plans de la présentation se retrouvent dans le chapitre consacré à la personne concernée), il s'agit plutôt d'un temps circulaire, qui par moment prend le statut d'un temps intérieur (cf. le retour des plans où Ödön danse avec sa mère au moment de la mort de celle-ci), et surtout d'un temps rituel. Le film est ainsi ponctué par certaines scènes caractéristiques, comme les voyages de noces, les départs en train et surtout les scènes de cimetière qui interviennent à presque  chaque fin de chapitre. Dans la famille bourgeoise, note Ariès, la tombe est devenue "la vraie maison de famille"23. Par exemple, c'est là que se fait l'intégration des fiancées (ainsi voit-on Edith, la fiancée de Zoltán, "en visite sur la tombe de la mère Bartos").

   Au détour d'une phrase, Péter Forgács  montre que l'indifférence à l'Histoire conduit, parfois, à une certaine complicité avec ce qui va advenir : incidemment le commentaire nous signale que "sollicité par sa nouvelle épouse, Armin Bartos a changé son prénom en Andor", jugé "plus chrétien". Cette petite lâcheté, permet de mieux comprendre pourquoi il n'y eut guère de résistance au fascisme montant.

   Plus généralement, le film montre que la bourgeoisie n'a rien vu venir. Ni le nazisme : au début du voyage en Europe de Zoltán, le commentaire note ainsi, sur un ton neutre : "en Autriche, après l'anschluss" ; bien évidemment, les images sur lesquelles est faite cette remarque sont parfaitement anodines (Zoltán et ses amis devant leurs voitures). Ni le communisme : deux petites phrases du commentaire suffisent à nous faire comprendre que les bourgeois n'ont rien appris de la guerre et qu'ils continuent, allègrement, à ne se préoccuper que de leurs petites affaires : "1948 : le magasin de Klári Sugar avant la nationalisation", "le magasin de Zoltán avant la nationalisation : 1948". La conclusion du film est directement centrée sur cet oubli de l'Histoire. Alors que l'on assiste au défilé du premier mai communiste, Péter Forgács  nous fait entendre une chanson de Kazal dont les paroles, par delà la dérision qu'elles manifestent face à ces sortes de célébrations, sont explicites sur ce point : "Quand Napoléon a-t-il gagné ou perdu une grande bataille ? en quelle année était il empereur ? quand avait-il été investi ? On a beau me le demander, je ne sais pas y répondre, car je n'ai jamais retenu aucune date historique".

   Deuxième mouvement : en même temps qu'il nous fait éprouver cette indifférence à l'Histoire du monde bourgeois, Péter Forgács cherche à nous faire prendre conscience que même si on ne s'en préoccupe pas, l'Histoire, elle, est toujours là et se préoccupe de nous. Le film s'ouvre ainsi sur une image éminemment symbolique : un zeppelin traverse l'écran avec lenteur au dessus de la ville de Budapest. Le fait que le plan reste longtemps muet donne un fort coefficient d'inquiétante étrangeté à cette image déjà, en elle même, insolite. Qu'annonce l'intrusion de cet objet volant dans le ciel de Budapest ? Quelle menace fait-elle peser sur la ville ? Le futur vient ainsi s'inscrire dans le présent. Mais c'est surtout à la musique qu'est confié ce rôle. Alors que les images montrent que personne ne s'en soucie, la musique est la voix de l'Histoire. Avec son rythme lancinant, elle suscite un fort effet d'attente et d'inquiétude : elle nous fait sentir que quelque chose de tragique va arriver. Toute la partie descriptive de la vie bourgeoise repose de la sorte sur un contraste : des images heureuses minées par la musique. Bien évidemment, nous ne percevons cette valeur de la musique que parce que nous connaissons la suite de l'histoire, que parce que nous connaissons l'Histoire (même de façon minimale).

   Parfois, le processus est plus complexe, comme avec les très nombreuses images de trains qui fonctionnent comme un véritable leitmotive tout au long du film ; ici, c'est le jeu sur  le bruit qui est déterminant : par contraste avec le restant du film où les bruits sont rares, ces images de trains sont sonorisées de façon trop insistante pour ne pas nous amener à évoquer d'autres trains de sinistre mémoire. En même temps, appel est fait à la mémoire cinématographique : tout spectateur porte en lui des sons et des images de trains emmenant des déportés en camp de concentration. Ainsi, des images en elles-mêmes banales, voire heureuses (des images de vacances, de voyages de noces ou de voyages à l'étranger), sont transformées en images dotées d'un fort coefficient dramatique.

   Troisième mouvement. Par opposition à la première partie, la seconde partie du film nous fait assister à l'intrusion de l'Histoire dans la vie de la famille Bartos.

   Cela commence lors du voyage en Europe de Zoltán et de son ami Miska Grosz, un voyage que le film nous décrit comme agréable, mêlant excursions en voilier, visites de villes, jeux entre amis, sur le rythme entraînant d'une chanson italienne. Soudain, la chanson qui accompagne le classique panoramique vertical sur la tour penchée de Pise s'interrompt en cours de mouvement pour laisser la place à un silence oppressant. Viennent ensuite deux plans, toujours silencieux, d'une manifestation à Rome, devant le monument Victor Emmanuel. Par un panoramique, Zoltán situe les lieux, puis cadre la foule en train de faire le salut fasciste. Ces plans sont les premiers plans frontalement historiques du film. Mais pourquoi Zoltán les a-t-il tirés ? Les plans qui suivent — un plan de mer qui se brise, puis un plan de Zoltán en costume de bain et lunettes de soleil sur une terrasse face à la mer (durant ces deux plans on entend d'ailleurs le bruit de la mer) — laissent supposer que cette manifestation n'a guère perturbé ses vacances ni changé sa bonne humeur, et qu'il l'a sans doute filmée sans trop d'intention, comme on filme un événement "folklorique" dans un pays étranger. On assiste ensuite à un départ en train tiré en caméra subjective, avec bruit de train, sirène et main qui s'agite à la fenêtre tandis que sur le quai joue une fanfare et que des militaires saluent. Un carton annonce : "et de retour à la maison" ; on se dit au revoir, on s'embrasse tandis que le commentaire énonce sur des images bucoliques où l'on voit Miska au milieu de moutons :  "En tant que juif Miska Grosz, ami proche de Zoltán, fut soumis au travail obligatoire sur le front russe et n'en est jamais revenu". En anticipant sur l'avenir, le commentaire nous permet de comprendre ce qui se joue dans les images tirées par Zoltán Bartos : elles témoignent de son inconscience radicale de la situation historique. Ainsi Péter Forgács nous fait-il sentir que c'est dans la conjonction entre cette inconscience des bourgeois et la montée du fascisme que se noue "le moment de la tragédie""24.

   Dès lors tout change.  La construction du film se fait chronologique. Sous-titres et commentaire commencent à égrener des dates. A chaque date correspond un fait historique dont on nous fait voir la conséquence sur la vie quotidienne des habitants de Budapest. "1940 : les allemands imposent la circulation à droite" : image d'un accident entre un tramway et un camion (l'image est elle même accidentée par un éclat de pellicule arraché). "1941. La Hongrie entre en guerre contre  l'URSS. Les voitures particulières sont réquisitionnées par l'armée" : plan de Zoltán et de son fils en vélo ; vues de  grappes humaines sur les tramways.

   Mais le plus intéressant est de constater que Zoltán lui-même a changé sa façon de filmer : désormais, il se comporte en témoin de l'Histoire. Il se met par exemple à filmer des affiches de guerre, des événements publics à dimension politique : la foire internationale des armements hongrois (plans de tanks et d'avions), un défilé militaire avec participation du clergé. Puis le rythme s'accélère et les conséquences de ce qui se passe au niveau macro-historique se font de plus en plus dramatiques au niveau micro-historique. Une séquence donne à voir les résultats du bombardement de Budapest (1941) tandis que le commentaire dresse un bilan accablant : "les allemands ont fait sauter tous les ponts, 60% des maisons ont été détruites, 600 000 juifs hongrois ont été tués. Plusieurs centaines de milliers de soldats hongrois ont été faits prisonniers en URSS ...". Fait curieux, Zoltán dont la caméra est en général parfaitement stable, semble pris ici d'une sorte de frénésie, panoramiquant en tous sens sur les immeubles éventrés, sur les tas de gravats,  sur les quartiers rasés, comme si la situation ne lui permettait plus de conserver son style bien sage de cinéaste amateur bourgeois. Ainsi assiste-t-on par camera interposée à la transformation de Zoltán par l'Histoire. Parallèlement, la bande son intègre de plus en plus de bruits : bruits de bottes, bruits d'avions, bruits de bombardements. Le message est sans ambiguïté : le réel prend peu à peu le pas sur le monde rêvé par les bourgeois.

   Puis un nouveau bilan est fait, cette fois-ci au niveau de la famille Bartos, un bilan mitigé qui marque à la fois la perpétuation des traditions bourgeoises et les bouleversements introduits par l'Histoire : "Sugar est mort dans le camp de concentration de M ...", "sa femme Klári et son fils ont survécu à la guerre". "Ottó s'est marié après la guerre". "Zoltán est revenu du travail obligatoire, il a divorcé d'avec Edith et a épousé Klári Sugar". "Le vieux Bartos s'est remarié une troisième fois après la guerre". Sa mort en 1948,  nous donne l'occasion de voir une ultime séquence de cimetière.

   Ici, un petit retour en arrière s'impose. Depuis le début, Péter Forgács  sonorise ces vues de cimetière par le seul bruit de la caméra ; le spectateur a donc pris l'habitude d'associer mort et bruit de caméra. Or dans la seconde partie du film, nous avons entendu ce même bruit de caméra dans un tout autre contexte : c'est lui qui accompagne toute la séquence consacrée à Budapest après les bombardements (avec  l'énumération des morts par le commentaire). Par cet écart, Péter Forgács  nous conduit à prendre conscience que si la mort était jusque là une affaire strictement familiale, elle est devenue désormais une affaire publique. Ainsi l'Histoire menace-t-elle le cœur même de la société bourgeoise : même la mort a perdu sa dimension privée.

   Deux plans semblent indiquer que Zoltán a eu l'intuition de cette évolution : à Noël 1943,  en très gros plan, il se filme en train de faire tourner un globe terrestre (on ne voit que sa main), puis, toujours en très gros plan, en train d'embrasser sa femme à pleine bouche. Comment signifier plus clairement la question des relations entre l'Histoire et le privé, et plus précisément encore la menace que la mondialisation de l'Histoire fait peser sur les relations individuelles, sur les relations les plus intimes ?

   Car ce sont les fondements mêmes de la société bourgeoise qui se trouvent menacés. Les dernières images du film nous montrent la famille Bartos défaite : ces bourgeois si soucieux de leurs corps ont perdu leur prestance et leur assurance. Zoltán, par exemple, qui au début du film nous saluait avec aisance d'un coup de couvre-chef bien senti, hésite désormais interminablement, au moment de mettre son chapeau ; après s'être brossé et rebrossé les cheveux, il semble avoir du mal à ajuster son chapeau sur sa tête et doit recommencer plusieurs fois ; la décomposition du mouvement ajoute encore à cet effet de perte de maîtrise corporelle. Pour terminer Zoltán cache son visage sous son chapeau. Fin du film. Sans rien dire, Péter Forgács  signifie de la sorte la fin de la société bourgeoise.

   Chronique d'une mort annoncée, tel aurait pu être le titre de La famille Bartos.

Conclusion

   On peut maintenant tenter de caractériser la méthode Forgács. Elle consiste, tout d'abord, à travailler les films pour faire apparaître les relations, les interactions, les significations latentes, en bref pour construire les faits historiques qu'il veut mettre en évidence. A ce titre, il s'agit bien d'un travail d'historien25. Toutefois, il est clair que La famille Bartos. ne nous apprend rien de bien nouveau sur l'histoire de la Hongrie.

   C'est que l'essentiel est ailleurs : dans la façon dont le film cherche à nous rendre l'Histoire affectivement sensible. Péter Forgács a, en effet, bien compris tout le potentiel émotionnel contenu dans ces images filmées par des gens ordinaires ("comme nous") et dotées d'une aura spécifique. Car on peut ici jouer W. Benjamin contre lui-même et reconnaître que si l'aura se laisse définir comme "l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il"26 , les films de famille ont bien une aura : ce sont les traces uniques du passé d'une famille (les films de famille sont des originaux ; il n'y a pas de négatif : si on les endommage, ils sont définitivement  perdus). En même temps, Péter Forgács est conscient des pièges que ces images recèlent : elles incitent à se laisser aller à la nostalgie, à tomber dans le fusionnel, à ne pas se poser de question (c'est ce que j'ai appelé ailleurs le "régime de l'authenticité"27). Tous ses efforts visent donc à mettre l'affectif au service du réflexif. La musique, par exemple, due à Tibor Szemzö (le compositeur attitré de Péter Forgács), dont le rôle, on l'a vu, est si essentiel, à la fois nous touche au plus profond de nous-même et, en tant que voix de l'Histoire, nous conduit à nous poser des questions sur l'avenir. Les bruits jouent, de même, sur les deux axes : leur présence nous frappe avec une grande force, en proportion même de leur rareté, mais aussi, ils nous invitent à anticiper sur ce qui va se passer (les séquences de trains) ou nous font découvrir des problèmes que sans eux nous n'aurions pas vus : problème de la relation des bourgeois au réel, problème des relations de classe, etc. Le travail de la bande image est lui aussi au croisement de  ces deux mouvements. Péter Forgács se sert de ces images passées (aux deux sens du terme), parfois surexposées ou rayées, pour libérer leur dimension figurale et nous atteindre affectivement ; en même temps, il introduit toute une série de processus de distanciation (inter-titres, sous-titres, décomposition des mouvements, arrêt sur l'image fréquents) qui nous obligent à prendre conscience de la présence d'un énonciateur qui cherche à diriger notre lecture. Le commentaire peu abondant (nous sommes loin du commentaire proliférant et surplombant de certains films de montage) est sans doute l'élément le moins affectivement marqué du film ;  au niveau discursif, il prend souvent la forme de simples phrases nominales présentatives. Mais il ne faudrait pas en déduire sa neutralité : ses petites phrases ne sont jamais innocentes ; elles en disent à la fois trop et pas assez, nous incitant de la sorte à construire nous même le discours. Plus généralement, la construction du film nous propose un texte à trous, fragmentaire, incomplet, parfois apparemment désordonné, qu'il nous faut compléter et organiser. Ainsi tout le travail cinématographique de Péter Forgács est-il fait pour nous obliger à nous poser des questions, pour nous impliquer. La famille Bartos appartient à la catégorie des films de stimulation28.

   Même si dans les films postérieurs de la série, les interventions de Péter Forgács se feront un peu plus fortes, jamais il ne se départira de cette posture communicationnelle. Jamais ses films ne se feront plus explicites en termes de discours ; rien à voir avec des films militants véhiculant un message pré-construit. Les films de Péter Forgács s'inscrivent dans un mouvement d'ensemble d'évolution du document vers le subjectif et l'artistique29. C'est que le document se trouve, aujourd'hui, dans une situation nouvelle : comment faire porter attention au réel, et en particulier à l'Histoire, dans un contexte de saturation d'images, de "fictionnalisation généralisée"30, de médiatisation à outrance et d'individualisme dominant ? Péter Forgács a bien compris que seul un travail artistique sur la parole d'un Sujet31 avait quelque chance d'être entendu. Encore faut-il souligner que bien que Péter Forgács ait été très influencé par le mouvement expérimental Fluxus, et malgré un travail de recherche formel de plus en plus évident32, jamais les films de la série Hongrie privée ne se feront réellement expérimentaux. Jamais, par exemple, ils n'atteindront le degré de déconstruction des films amateurs mis en œuvre par la "caméra analytique" d'Angela Ricci-Lucchi et Yervant Gianikian33. C'est que la situation de la Hongrie n'est pas celle de l'Italie. Péter Forgács se trouve face à un pays qui doit se reconstruire, à la fois en termes d'identité et  en termes politiques. D'où un plus grand respect pour les films originaux ; d'où aussi et surtout, la volonté de faire des films susceptibles de toucher un public aussi large que possible pour éveiller sa conscience à l'Histoire. Par ce dernier aspect, les films de Péter Forgács acquièrent une dimension universelle.

   Péter Forgács, ou comment rendre l'Histoire sensible, pour nous rendre sensible à l'Histoire.